La paix : préoccupation majeure s’il en est. La paix, pour la vie, pour l’intégrité vitale, du corps et de l’esprit. La paix, pour prendre soin de notre belle planète. La paix, pour la liberté – et réciproquement. Penser la paix. Représenter la paix de manière à la rendre beaucoup plus attirante que la guerre. Infiniment plus attirante. Il ne semble pas exister aujourd’hui de « point de vue » reconnu d’où l’on pourrait représenter la paix, et pratiquement aucun artiste contemporain n’envisage ni n’étudie cette possibilité : « représenter la paix ».
J’ai alors invité Ayman Baalbaki, Said Baalbaki, Serwan Baran et Abdul Rahman Katanani à me rejoindre à Analix Forever à Genève, à réfléchir tous ensemble à cette possibilité et à travailler, à créer, et qui sait, peut-être, à s’approcher de la paix.
Pourquoi ces quatre artistes-là ?
D’abord, parce qu’ils sont des artistes largement reconnus. Je montre souvent les œuvres d’artistes émergents, mais pour ce sujet là, cette reconnaissance me semblait importante. Ensuite, parce qu’ils ont vécu la guerre, connu la guerre civile et la vie des camps pendant des décennies, fait la guerre, aussi, et que ce vécu a fondé la plupart de leurs œuvres d’art – telles les ruines d’Ayman Baalbaki, la sculpture du bras manquant de Said Baalbaki, les prisonniers de Serwan Baran, les camps d’Abdul Rahman Katanani. Du fait même de leurs expériences douloureuses de la guerre, ils étaient intéressés à envisager ensemble une perspective différente. Le projet n’aurait pas pu se réaliser s’ils n’avaient eu une intérêt pour cette question : pourrait-on représenter la paix ? Comment vivre en paix ? Et encore, parce que ces artistes sont frères et amis et qu’ils étaient prêts à partager la modeste résidence d’Analix Forever et à y vivre ensemble le temps qu’il faudrait. Enfin, parce que – aussi paradoxal que cela puisse paraître, vu nos origines et nos parcours si différents – ces quatre artistes et moi avons un « point de vue » similaire sur la paix. En effet, lorsqu’on côtoie la guerre, on sait ce que signifie la mort. On la voit tous les jours. En tant que médecin, moi aussi je connais la mort, elle a toujours été proche. La vision quotidienne de la mort génère une perspective différente de la valeur de la vie et donc de la paix. La vie et la paix sont étroitement liées. En cas de doute, je suggère à quiconque de revoir le film Johnny s’en va-t-en-guerre (Johnny got his gun).
Notre projet commun s’est fondé sur un « contrat de confiance », non écrit en l’occurrence, mais très clair.
Premièrement, les artistes m’ont fait confiance et ils sont venus vivre ensemble et travailler à ANALIX FOREVER, laissant derrière eux leur vie et leurs autres engagements pour un temps donné ;
deuxièmement, je leur ai fait confiance et ait renoncé à toute demande ou commande. La liberté totale est une condition préalable à la paix – d’où d’ailleurs le titre de l’exposition : « F… moi la paix » ;
et troisièmement, les quatre artistes se sont fait totalement confiance entre eux et, comme ils me l’ont expliqué : « Nous laissons notre ego devant la porte d’ANALIX FOREVER et cela, c’est déjà un geste de paix ».
La paix telle que nous l’avons vécue fut avant tout un processus créatif. Permettre à ce processus créatif de s’épanouir au mieux pour chacun des quatre artistes nécessitait des efforts individuels de la part de chacun d’entre nous qui renforçaient l’effort collectif. Nous devions tous être en paix avec nous-mêmes, afin de permettre une paix globale entre nous. Être en paix avec soi-même demande des efforts constants.
Nous avons ainsi vécu « une expérience de paix », basée sur la confiance, l’observation et l’adaptation à l’autre afin que chacun se sente respecté dans son espace vital et ses besoins. La créativité s’est vue stimulée par la conviction que ce qu’ils pourraient réaliser tous ensemble serait meilleur que ce que chacun d’entre eux pourrait concrétiser seul – et cela, même si leurs œuvres d’art sont le fruit de chaque artiste en particulier. Il s’est passé quelque chose de magique que je m’efforce encore de formuler avec précision.
Pendant cette expérience, nous avons vécu en anarchie – « an-archos », littéralement, en l’absence de pouvoir. Il n’y avait aucune règle, sauf celle de créer et de prendre soin les uns des autres. Après Levinas, qui a élaboré les liens étroits qui lient la paix à l’anarchie, il me semble bien que l’anarchie est le seul système (ou non-système) politique qui permette la paix.
Tout projet de paix semble aujourd’hui subversif, voire insurrectionnel. Car la paix va à l’encontre des principaux « systèmes » dans lesquels nous vivons : contre les nations et leur volonté d’accroître leur pouvoir ; contre le système économique et les flux d’argent que génère le commerce des armes ; contre le commerce de drogues spécifiques à la guerre… D’une certaine manière, il en va de la paix comme de l’amour : l’amour véritable va souvent à l’encontre des normes sociétales, tout comme la paix — « make love, note war » — tous deux dérangent l’ordre établi. À une époque où l’Occident soutient la guerre (en prétendant soutenir des valeurs de liberté et de démocratie), soutenir et pratiquer la paix semble bel et bien subversif. Avec ce projet, nous résistons, à notre dimension, à la pensée globale et nous nous engageons à contrecarrer la guerre et l’instinct de mort par l’instinct créatif – par la pulsion érotique, selon Freud.
Et si les artistes n’ont pas spécifiquement représenté la paix, ils ont indubitablement travaillé dans la paix. De plus, une représentation spécifique est apparue dans toutes leurs œuvres : ils ont créé, peint, sculpté, des tentes. Khayma. Regardez…


Politique du débordement
BA ou IA ?
BA, bonne action ? Oui bien sûr… Mais en réalité, BA ne s’oppose pas à IA quand BA est une bonne action.
BA, ici, en opposition à AI, c’est la Bêtise Artificielle. Et je me demande comment il se fait, ô merveille humaine, que les BA n’aient pas encore inondé le marché. Parce que c’est là qu’on aurait du souci à se faire !
L’IA est un produit créé par les humains. N’est-ce pas incroyable qu’ils aient choisi de créer des IA plutôt que des BA ? Qu’ils aient passé des décennies à réunir ce que l’humain a de meilleur en termes d’intelligence et de connaissances pour en créer une intelligence collective – plutôt qu’une bêtise collective ? Et n’est-il pas normal que des milliers d’humains qui mettent en commun leur intelligence finissent par en savoir davantage et travailler plus vite que chacun des humains un à un ? C’est comme les fourmis, voyez-vous, quand elles font une fourmilière. Elles utilisent leur intelligence collective. Vous avez déjà vu une fourmi faire une fourmilière toute seule ?
Cela changerait notre perspective, je crois, si on rebaptisait les IA en IC : Intelligence collective. Ou ICH : intelligence collective humaine.
Ce matin, j’apprends qu’une ICH testée sur 4409 biopsies de 3054 patients greffés suivis dans 20 centres de référence pour la transplantation en Europe et en Amérique du Nord, a montré que près de 45% des diagnostics de rejet faits par les médecins étaient erronés.
Mais quelle horreur, que vont devenir les médecins !
Mais quelle merveille, ils ont créé ensemble un outil collectif – un assistant informatique automatisé qui corrige les diagnostics de rejet de greffon après une transplantation de rein – qui leur permet désormais d’améliorer leur performance individuelle.
Mais l’IA pourrait mal agir ? évidemment… Vous avez déjà utilisé Internet ? Il y a le meilleur et le pire. Comme potentiellement en tout humain, non ? Comme sur le marché d’Esope. Et les lois n’y font pas grand’ chose. En revanche, il y a un truc formidable, qui a permis le développement des IA et qui permettra de limiter leurs dégâts et cela s’appelle l’intelligence humaine. Vous en doutez ? Si elle n’existait pas, nous serions tous depuis longtemps sous l’emprise exclusive des BA…
F… moi la paix
Ayman Baalbaki
Said Baalbaki
Serwan Baran
Abdul Rahman Katanani
Ayman Baalbaki, Said Baalbaki, Serwan Baran et Abdul Rahman Katanani : quatre artistes majeurs, ayant connu la guerre, la guerre civile et les camps, parfois pendant des décennies – quatre artistes dont les œuvres ont été profondément imprégnées par les conflits armés et leurs conséquences, qui sont devenus des éléments mémoriels essentiels de leur création.
Analix Forever invite aujourd’hui ces quatre artistes à créer autre chose : des œuvres libres qui pourraient, peut-être, ressembler à la paix ou, à tout le moins, l’évoquer.
En 1932, Freud, dans sa réponse à Einstein qui l’interroge sur la pacification du monde, présente la pulsion de vie, l’éros – la pulsion créative, dirions-nous – comme le moteur premier de la paix, avec « le développement de la culture » comme moyen de la promouvoir.
En 1984, le comité de rédaction de « Oui la philosophie » (Claire Margat, Bertrand Ogilvie, …) écrit : « Essayer de penser la paix, c’est refuser le jeu de la terreur qui n’a de cesse d’exclure les particuliers de la réflexion pour les plonger dans l’hébétude. »
La paix ? Nous la concevons comme une forme d’insurrection, de résistance, qui requiert des efforts inouïs. Une micropolitique engagée. Et, paraphrasant Freud, nous disons : tout ce qui travaille au développement d’une création libre travaille aussi pour la paix.
Barbara Polla et les artistes

Ayman Baalbaki, Said Baalbaki, Serwan Baran, and Abdul Rahman Katanani are four major artists who have experienced war, civil war, and camps, sometimes for decades – four artists whose works have been deeply influenced by armed conflicts and their aftermath, which have become essential memorial elements in their creation.
Analix Forever now invites these four artists to create something different: free works that could, perhaps, resemble peace or, at least, evoke it.
In 1932, Freud, in his response to Einstein who asked him about the pacification of the world, presented the instinct for life, éros – the creative impulse, would we say – as an essential drive for peace, with “the development of culture“ as a mean to promote it.
In 1984, the editorial board of “Oui la philosophie“ (Claire Margat, Bertrand Ogilvie, …) wrote: “To try to think peace is to refuse the game of terror that never ceases to exclude individuals from reflection in order to plunge them into daze.”
Peace? We conceive it as a kind of insurrection, of resistance, which requires incredible efforts: a committed micro-politics. And paraphrasing Freud we say: everything that works for the development of free creations also works for peace.
Barbara Polla and the artists
Ils sont arrivés


Pour en savoir plus sur l’exposition « Hier comme Aujourd’hui » : cliquer ici.
Les quatre artistes vont travailler à la galerie sur un improbable projet.
Peut-on peindre, peut-on représenter la paix ?
Faire de la paix le plus passionnant des spectacles, ce à quoi même Descartes a échoué ?
Sant’Egidio
J’ai d’abord entendu parler de Sant’Egidio par ma filleule Emanuela, la fille de mon amie de cœur Carla, trop tôt disparue, emmenée par un mal inconnu. Ces jours à Rome je revois Carla partout où je vais et surtout au Campo dei Fiori où nous allions si souvent acheter des fleurs et des feuilles à l’ombre de la statue de Giordano Bruno.
Emanuela, alors adolescente, s’engageait auprès de la Communauté de Sant’Egidio et une ou deux fois par semaine, donnait une demi-journée de son temps pour aller, avec d’autres adolescentes, s’occuper de personnes âgées. J’étais fascinée alors, de l’organisation nécessaire en amont : comment faire pour qu’il ne manque jamais une adolescente pour lever telle personne âgée seule à domicile et pour faire les courses pour telle autre ? Je me suis mise à étudier et j’ai réalisé l’importance de la Communauté de Sant’Egidio, désormais présente dans plus de 70 pays avec des dizaines de milliers de personnes « catholiques laïques » à pied d’œuvre de par le monde, sur le terrain social de la vulnérabilité et de la pauvreté – mais aussi, dans la plus grande discrétion, sur le terrain des grands accords de paix – notamment l’accord de Rome du 4 octobre 1992 « dont la signature concluait un long processus de négociations s’étant tenu au siège de Sant’Egidio, mettant ainsi fin à seize années de guerre civile au Mozambique ». Désormais ce sont principalement le Soudan du Sud et la République centrafricaine qui occupent la Communauté, ainsi que d’autres conflits, en particulier en Afrique, et je me prends à rêver qu’elle réussira peut-être ce que nul ne semble encore capable de réaliser – voire même d’imaginer – aujourd’hui, en Ukraine… où elle est active sur le terrain.
Ici à Rome, j’ai le privilège de rencontrer longuement le Secrétaire général de l’Association, Cesare Zucconi, qui me donne à voir la salle où s’est conclu l’accord pour le Mozambique et me raconte l’histoire des débuts.

C’était en 1968. Andrea Riccardi a dix-huit ans. Il veut changer le monde. Il découvre la périphérie de Rome, en pleine croissance alors, la pauvreté, les migrants, l’illettrisme, les problématiques sociales. Il crée une micro communauté avec quelques amis. Ensemble, ils décident qu’ils sont « libres de construire » et commencent par enseigner l’alphabet aux enfants de « la périphérie ». Leur apprendre à lire, à écrire, à s’exprimer. Envisager le comment vivre ensemble. Ils sont pleins d’audace et cela semble si simple : la possibilité de s’exprimer, remède universel aux problèmes du monde. Des années plus tard, ils se retrouvent engagés en politique, et écrivent des livres. Portes ouvertes (Porte aperte, 2019) est le titre de l’un des livres de Mario Marazziti.

Ainsi naquit la Communauté de Sant’Egidio : de par leur volonté d’être utiles. C’est d’une volonté similaire que découlera aussi l’engagement de la Communauté pour la paix. La paix est utile. Les guerres n’ont jamais rien résolu. Et non seulement elles ne résolvent jamais rien, mais quand elles s’enclenchent, elles ouvrent et alimentent des boîtes de Pandore regorgeant de poisons. Des poisons qui se déversent et se transmettent ensuite de génération en génération.
Mais encore, je veux comprendre, que signifie vraiment « catholique laïc » ? Cesare Zucconi m’explique en termes limpides : « Cela veut dire chrétien, catholique, non clérical, jamais “ordonné“. Nous sommes des gens comme les autres, sans profession de foi, sans rituels, mais avec une adhésion à la vie, “dans la vie“. “Hors normes“, ajoute-t-il, sans obédience à une pensée unique. La vindicte est de l’ordre de la pensée unique. Notre temps est celui des grandes simplifications. Notre mission actuelle est d’affronter la complexité. »
Dans le jardin du siège de la communauté, qui n’est pas très éloigné de Campo dei Fiori, deux cyprès s’enlacent, comme ceux que je vois de ma fenêtre à l’Institut suisse. La paix des arbres, encore.

Rome, à la recherche de la paix perdue
Est-ce bien raisonnable de vouloir travailler sur la paix à Rome, symbole d’un antique empire, et qui se veut ville éternelle ? Mais oui, peut-être : peut-être la chute des empires dont Rome est aussi le symbole ouvrira-t-elle la voie à la « paix perpétuelle », après Kant ?
De la fenêtre de ma chambre d’étudiante, à l’Institut suisse de Rome, deux cyprès enlacés et des pins majestueux m’inspirent…
La paix des arbres, séculaire.

Je visite l’Ara Pacis, un monument de la Rome antique édifié par le Sénat romain pour l’empereur Auguste et en l’honneur de la déesse de la Paix, entre 13 et 9 av. J.-C. Ensuite enseveli, oublié, le monument, contenant un autel à l’intérieur d’une structure fermée en marbre de Carrare, et désormais installé au bord du Tibre et protégé par un bâtiment tout en transparences conçu par l’architecte Richard Meier.

Je longe le Tibre dans la lumière rose du soir. Un cœur se dessine dans ses ondes…

Sui ponti di Roma gli amanti son tanti
Ma quanti nessuno lo sa
E parlano e ridono, ridono e toccano
E guardano l’acqua che va
Non fa niente se piove o c’è il sole
Non gli importa del tempo che fa
Gli amanti di Roma son tanti
Ma quanti, chissà
Gian Maria Testa chante ainsi …
Puis j’arrive Piazza di Sant’Egidio…

… une porte s’ouvre

… et demain je vous raconterai ma rencontre avec Cesare Zucconi, le Secrétaire général de la Communauté de Sant’Egidio, une communauté « catholique laïque » qui œuvre pour la paix. Aujourd’hui il reçoit le Conseiller Fédéral Ignazio Cassis. À demain !
Il faut être deux pour un baiser

Ce baiser qui ne mourra jamais
À Laurent Pernot
et ses mondes nouveaux
C’était le mois de juin et je lisais des poèmes
sous les arbres les gens étaient assis
autour des tables et buvaient
Tout en lisant je les regardais
et j’ai vu un homme, un homme qui écoutait
qui écoutait vraiment
sous les arbres, il était très beau
Un jour je lirai pour lui
un poème écrit pour lui
Ce jour, c’est aujourd’hui
Dans les palais de la mémoire
il cherchait l’éternité
il trouva Antinoüs
et Marguerite Yourcenar
Il est un Aymara égaré au Rivau
contemplant le passé déployé devant lui
tandis que le futur attend derrière lui
dans les miroirs glacés des siècles à venir
Il est là, il existe et il donne des baisers
J’aime qui me ressemble il me semble
j’hésite à embrasser le monde
j’aime mon même
Je désire qui me ressemble
au plus près de moi-même
je, m’aime, tu, même
il faut être deux pour un baiser
Baiser de sucre baiser de miel
de résine de raison de plâtre et de fontaine
baiser de pierre, un baiser de béton
granulats graviers agglomérés, le coulis le mortier
béton de terre béton fibré
béton de chaux béton armé
mouler les lèvres et les brisures du temps
baiser de plumes de duvet d’oreiller
un baiser dans le vent la salive pour liant
mes baisers parlent Aymara
et toutes les autres langues
les langues disparues
je n’ai pas oublié
Vivre ici, maintenant, l’instant d’une vie
au château du prince au bois dormant
je suis vivant dans l’essence du temps
et je cherche un pays où l’on ne meurt jamais
c’est l’Albanie dit-on
Mais c’est aussi
cet autre pays
le pays des baisers
la substance de nos corps
la bouche béante et le lait de la vie
l’entrée du visage quand les yeux sont fermés
Je vous donne ce baiser
au parfum de la rose pétales immaculés
Anapurna Jacqueline du Pré
eau de rose épicée
Je vous donne ce baiser
fragment d’antiquité
un seul instant d’amour
qui ne mourra jamais
Au Château du Rivau, le 9 avril 2023
Pulsion de vie, pulsion de paix
Le monde occidental se veut, plus que jamais, démocratique. Mais quand tout un pan du monde cherche à se convaincre, se convainc et se félicite, se félicite et se congratule, d’être bon, du bon côté, d’être juste, dans le juste, d’être démocratique enfin, sans doute, sans aucun doute, absolument, alors la démocratie, en réalité, a fort à craindre. Car la démocratie se nourrit de débats et non de convictions.
Aujourd’hui, les « bons », c’est nous : nous les européens, nous les Américains, nous l’OTAN, parce que nous, nous défendons la démocratie et la liberté et la justice – et accessoirement, pour ce faire nous vendons des armes, nous les donnons même parfois, gracieusement, ces armes. Évidemment, c’est pour défendre la démocratie, pas pour tuer, foi de démocrates.
Les « méchants » ? Ce sont les autres. Ceux de l’autre côté. Mais bientôt, ce seront aussi ceux qui pensent autrement et qui ne prennent pas – ou, aux yeux de certains, pas assez – parti pour « la défense de la démocratie ».
La Suisse, par exemple ?
En effet : la Suisse tient à sa neutralité. Notre Président, Alain Berset, s’inquiète d’ailleurs de ce qu’il a désigné d’abord comme une « frénésie guerrière », avant de se rétracter, à tout le moins sur les mots utilisés. Et pourtant. Le Professeur Pandeleimon Giannakopoulos, éminent psychiatre genevois souvent interrogé sur l’évolution des psychologies actuelles face aux évolutions politiques, rend compte, lui aussi, de cette position « guerrière » : « L’observation des 40 dernières années démontre que la liberté et les pulsions de vie ont perdu la partie face au contrôle et aux pulsions de mort. »
Dans La nuit sentimentale (L’Harmattan, 2022), Alexandre Castant décrit la réalité du terrain : « Cadavre dont la tête prise dans un casque, est séparée du corps… cadavre dont la jambe, prise dans une botte, est séparée du corps… scènes de défécation dans les casques ennemis… Destruction des paysages, des animaux, de l’horizon… destruction de l’idée même d’horizon ». Certes, Castant parle de la Grande Guerre mais ses descriptions rejoignent étrangement celles que relate par exemple Timur Dzhafarovde, un jeune musicien ukrainien engagé dès le lendemain de l’invasion russe en Ukraine, dans son carnet de bord (publié par Libération).
Encore une fois, c’est la guerre elle-même qui est un crime, un crime contre l’humanité, un crime de déshumanisation. Les bons comme les méchants semblent vouloir oublier cette réalité. Mais la guerre n’est pas un jeu d’échec que l’on puisse observer sereinement de loin. La construction volontariste d’une « bonté démocratique » d’un côté des tranchées ne tient pas face à la réalité du terrain, qui est cauchemardesque. Sur le terrain, l’échec et mat est définitif et bilatéral.
Alors, nous qui avons la chance insigne d’être neutres, appelons-en encore à la pulsion de vie et à la paix. Toujours selon Alain Berset, la question centrale doit être : « Que pouvons-nous faire pour protéger la population civile en Ukraine ? » (et peut-être même en Russie aimerais-je ajouter). Nous pouvons, même si c’est bien mince face à l’OTAN, refuser d’envoyer des armes en Ukraine – fut-ce indirectement. Et essayer encore de faire engager l’indispensable processus de paix (au risque assumé de se faire taxer de « complotistes »). À commencer par un cesser le feu et des négociations de paix – avec la Russie ? Avec le Président Vladimir Poutine ? Avec « le diable » ? (selon le titre du récent ouvrage de l’humanitaire Pierre Hazan, Négocier avec le diable. La médiation dans les conflits armés, Textuel, 2022).
Une paix sans justice est-elle possible, me rétorquera-t-on ? Elle me semble dans tous les cas préférable à la guerre – une opinion que je souhaiterais, à tout le moins, voir davantage débattue. Démocratiquement débattue.
Je vous souhaite à toutes et à tous de joyeuses fêtes de Pâques, dans la paix.
Pâques ? pulsion de vie, après Daniel Marguerat.
Visites d’atelier, la vie hors du temps
J’aime faire des visites d’atelier. C’est à chaque fois un privilège, que de pénétrer dans l’antre de la création. Le dimanche 19 mars, je grimpe les 6 étages menant à celui de Marjolaine Pigeon, lieu frugal de moins de 10m2. Dehors il vente, entre gris et bleu. Dans l’atelier minuscule il fait frais. Au bord de la table de travail, près de la fenêtre, Marjolaine a disposé quelques tranches de pain dans une assiette. Il faut s’approcher de la fenêtre pour voir le ciel. Le pain est bon. Je pense à Jean Giono et à sa Lettre aux paysans sur la pauvreté et la paix.

Marjolaine dessine depuis des décennies. Elle dessine la préciosité de chaque instant, d’un geste, d’une émotion, dans un corps à corps avec le monde qui la dépasse. Avec des pastels secs, avec une plume, avec ses doigts. Une silhouette de Giacometti avoisine un arbre bleu, nu dans la tempête. « Je peux traverser toutes les tempêtes », rêve l’artiste. Pour elle, l’intégrité prime. Ses plus belles expositions adviennent dans des recueils de poésie. Tout est enchevêtré, indissociable. La création est accueil et retrait.


Dans ses cartables, je découvre des merveilles. Des « cœurs du corps » comme dirait Rachel Labastie pour nommer ses vulves de terre sèche. Ici les cœurs du corps sont lumineux, vibrants, ils semblent venus de la nuit des temps, traversés parfois par la foudre.

Chez moi à Paris, Marjolaine a découvert les Anges de Robert Montgomery. Elle les a aimés, aimé l’intimité de mon appartement à peine trois fois plus grand que son atelier. Et toutes les œuvres qui sont là, comme des traces des expositions passées. Cet automne, en novembre, quand les feuilles dans la cour pavée sembleront, de ma fenêtre, des cœurs perdus du corps de son unique arbre, Marjolaine Pigeon viendra exposer ses œuvres ici, comme dans un recueil de poésie déployé sur les murs.